Le drop de Broke James, le plus beau souvenir de rugby
On m'a demandé ce que c'était, mon plus beau souvenir de rugby. Et je suis sûr que la plupart vont te citer un match. Moi, c'est un geste. Et le pire, c'est qu'à la fin, mon équipe perd quand même.
C'était en 2016. Demi-finale du Top 14, à Rennes. Sur le papier, mon Clermont est peut-être la version la plus excitante de l'Histoire. Et même si Nalaga est parti, mazette quel effectif. Des stars à la pelle, des gamins du clubs, des vieux briscards, des jeunes espoirs. Cette formation est tellement dense que des joueurs indiscutables depuis des années ont un peu perdu leur place. C'est le cas de Brock James, le demi d'ouverture. Jusqu'à là, il était intouchable. Incontournable. Mais pour la première fois depuis 10ans, il n'est plus le demi d'ouverture titulaire de l'ASM. Et franchement, comment en vouloir à l'entraîneur ? À la place, un jeune français très talentueux s'est imposé : Camille Lopez. C'est d'ailleurs lui, notamment, qui permet à mes petits gars d'avoir la deuxième meilleure attaque de France.
Seulement, en face, c'est aussi une armada qui se présente en Bretagne. Le Racing de Monsieur Dan Carter, de Rokocoko, de Szarzewski, de Dulin ou encore de Yannick Nyanga. C'est simple, sur la pelouse cet après-midi, sur les 30 titulaires, ils sont tous internationaux. Ou ils le deviendront. C'est la guerre des étoiles.
Le match est comme prévu très tendu et très serré. Damien Chouly et Wesley Fofana marquent un essai pour Clermont. Joe Rokocoko et Johannes Goosen pour le Racing. A la 68e minute du match, notre nouveau maitre à jouer laisse sa place à Brock James. C'est marrant, mais j'ai toujours aimé ce joueur australien. Certainement parce qu'il a un talent dingue. Ou peut-être parce qu'il a un physique normal au milieu des monstres. Un mec normal, qui joue au rugby. Ou alors c'est à cause de ses mitaines, qu'il porte même quand il fait grand beau. Je ne sais pas trop. Et puis je l'ai croisé quelque fois, et c'est un vrai gentil. Ça n'explique pas tout, mais ça ne gâche rien.
Après 80 minutes d'un combat âpre, le temps réglementaire se termine sur un match nul. Alors place à la prolongation. Tout le monde est fatigué. Même nous, dans les tribunes, on commence à avoir mal à la gorge, aux mains, au coeur. C'est dingue de se mettre dans un état pareil. Ca doit être la passion qui nous fait faire 9h de bus, pour aller vivre de tels moments.
Et dans cette prolongation, un geste venu d'ailleurs. Alors que nous avons la balle loin de l'en-but du Racing, la balle ressort d'un ruck. Brock James prend alors la balle. La défense ne monte pas. Et, d'un drop magistral de plus de 50 mètres, dans un silence incroyable, il catapulte le ballon qui s'élève au ralenti. Et qui passe entre les perches. Un véritable coup de fusil. Le stade aurait pu faire 20 mètres de plus qu'il aurait probablement pu passer son drop quand même. Et c'est l'explosion ! On est en finale, c'est sur !
Seulement le Racing ce jour là avait une bonne étoile. Sur une énorme bêtise, Kruger, un géant, intercepte le ballon et le donne à Juan Imhoff. Cette course jusqu'à l'en-but, elle me fait encore un peu mal. Parce qu'avec le recul, il offre la victoire au Racing. Une place en finale. Et ils remporteront le titre. Mais surtout, c'était ce jour-là le dernier match de Brock James avec Clermont. Il aura marqué son passage en Auvergne avec un titre, le premier de l'Histoire. Et ma mémoire avec ce drop venu d'ailleurs.
Le témoignage de Damien Chouly, ancien capitaine de l'ASM Clermont
Voila le témoignage de Damien Chouly, ancien capitaine de Clermont, 46 sélections avec les Bleus, champion de France avec Clermont et Perpignan.
Ce jour là, il dispute les 100 minutes du match entre Clermont et le Racing. Et il raconte :

"Je m'en souviens très bien. Parce que j'avais déjà tout organisé pour aller à Barcelone (rires). Je me souviens surtout de l'issue cruelle de ce match. On perd, on revient, on mène... Et il y a ce drop. On a 6 points d'avance. Et puis ce match, c'est surtout la prolongation : un match de 100 minutes. Et la fin, cette interception sur un hors jeu... C'est dingue.
Sur ce genre de match, évidement, physiquement, c'est très dur. Mais Mentalement c'est encore pire. Il ne faut jamais lâcher. Et quand on est à +6, on essaye de maintenir la pression sur le Racing. Je me rappelle très bien : il y a ce dégagement qui ne sort pas en touche. On récupère le ballon dans leur camp, et on joue. Et là, il y a cette passe interceptée, on ne sait pas comment. Après l'essai de Juan Imhoff, on savait que Dan Carter n'allait pas manquer la transformat.
Ce que je retiens ? La fatigue et l'usure mentale de ce match. Mais j'avoue que quand Brock passe ce drop, oui, je nous vois vainqueur. Il fait une entrée de fou. Il amène de la sérénité et de la maitrise.
À l'ASM, Brock, c'est celui qui symbolise les meilleurs années de Clermont. C'est un peu le joueur qui a assuré le renouveau du club. Avec Vern Cotter, l'entraineur. Et pendant 10 ans, il a tenu la baraque. Il a amené sa pâte a jeu de Clermont, qui était reconnu comme étant le plus aéré et le plus spectaculaire. Lui était un mec tranquille mais déterminé. Il était assez précis dans ce qu'il attendait du jeu et des autres. Il dirigeait le jeu en patron. En dehors du terrain, adorable. Mais sur le terrain, il râlait beaucoup. Brock, c'est avant tout quelqu'un d'intelligent et d'exigeant. C'est pour cela qu'il avait cette régularité, et notamment dans son jeu au pied.
D'ailleurs ce jour là, son coup de pied est parfait. Il est à quoi ? 40m un peu décalé. Quand le drop part, on se doute qu'il va passer. Mais on attend, on attend. Et il passe en haut des perches ! Il aurait pu taper d'encore plus loin.
Je t'avoue que même aujourd'hui ça fait partie des matchs qui sont quand même difficiles à digérer. Parce que le scénario est cruel, et parce qu'il reste cette question sur la dernière action. Et vu les efforts que ça demande pour arriver en demi-finale du championnat, vu l'implication de tout un club, de tous les joueurs... Franchement, à la fin du match, tout se mélangeait. On savait que c'était le dernier match de Brock James. Mais c'était surtout une déception collective. Quelques joueurs partaient. Et l'année d'avant, on sortait de deux finales perdues en Top 14 et en Champions Cup. On voulait vraiment finir sur une bonne note. Et jouer à Barcelone, au Camp Nou, c'était une opportunité énorme. Ca se présente une fois dans une vie. Encore aujourd'hui, il n'y a que deux clubs qui peuvent dire qu'ils ont joué là-bas".
Pierre Largemain